Chronique : La Sanction. Trevanian.

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Trevanian : Docteur Rodney William Whitaker.

Voilà en cinq mots ce que l’on sait de certain sur l’auteur qui eut le bon goût de laisser planer le mystère et de s’en tenir à une forme d’anonymat obstiné (il refusait interviews et photographies). Tout juste peut-on glaner ici ou là quelques bribes de renseignements : Né à New-York, décédé en Angleterre, ayant vécu au Pays Basque ; a servi en Corée et a enseigné la communication. Ça suffira bien.

Trevanian : un nom de code, qui, en soi, suinte le secret, suggère le clandestin, et suscite, avant même la lecture de la moindre ligne, une forme de fascination. Une telle volonté d’entretenir le flou sur sa personne quand on est auteur de best-seller -il a vendu des millions d’exemplaires de ses livres- ne peut que titiller le neurone à énigme de votre serviteur et forcer quelque peu son admiration, d’autant que certains vont même jusqu’à suggérer que l’auteur n’a  jamais existé…

Le Docteur Jonathan Hemlock (littéralement la ciguë) enseigne l’art, collectionne les tableaux de maîtres et vit dans une église désaffectée au cœur de New-York entouré d’un jardinier psychopathe qui assouvit par son métier un désir sadique de mutiler les plantes, et d’une jeune voisine -sublime donzelle encore vierge- qui ne rêve que d’une chose : connaître la stratosphérique plénitude de septième altitude dans les bras de Jonathan. On la comprend : le sieur Hemlock est une épée de la bistouquette dont les dames se disputent les faveurs extatiques et néanmoins glaciales comme des fanatiques de mode un jour de soldes.

Mais Jonathan Hemlock est aussi un tueur à la solde de la Section Recherche et Sanction du CII, un service très secret dirigé par un terrifiant albinos : Mr Dragon. Pour ce qu’il espère être sa dernière mission, Hemlock -qui est de surcroît un alpiniste hors-pair- doit éliminer un des membres de la cordée qui doit escalader l’Eiger, une montagne jamais encore vaincue, qui broie l’humain arrogant qui veut la conquérir. Seul léger problème : personne n’a été capable de déterminer qui doit être liquidé…

Hemlock est fascinant à plus d’un titre. Au premier chef, parce qu’il me paraît difficile de na pas y voir un avatar sublimé de l’auteur qui semble partager avec lui cette froide distance d’avec le monde et autrui. Il est une sorte de James Bond à l’envers, un double en négatif de son incarnation cinématographique : le personnage est froid, en contrôle permanent (il traite le sexe comme d’autres le fitness), implacable est inaccessible à toute forme de pitié. Le seul sentiment qui surnage sur cet océan cryogénique est l’amitié. Mais une amitié qui a son prix et qui peut être fatale à ceusses qui ont l’outrecuidance -et l’inconscience- de la trahir…

L’écriture n’est pas en reste : cinglante comme un chat à neuf queues, aigre comme une vieille mère maquerelle, elle ne manque pas de griffer une certaine conception de l’Amérique, de dénoncer subtilement le racisme ou encore l’inefficacité pachydermique du mammouth CIA à travers les bourdes répétées du CII… L’humour est corrosif, impitoyable, grinçant comme une craie sur un tableau noir… En outre, Trevanian croque avec brio une galerie de personnages secondaires absolument réjouissante : Dragon, l’albinos qui vit dans le noir, Jemima la sublime beauté de bakélite à la brillante verve, Mellough le doucereux et suave traître ou encore Ben, l’ami bourru, une force de la nature que rien n’arrête…

Si le roman commence comme une acide parodie de roman d’espionnage, il bascule dès la deuxième partie vers le western, dans des décors désertiques sévères mais sublimes qui ne manqueront pas d’évoquer chez certains d’entre vous les grandes heures de John Ford. C’est cependant la fin du livre qui touche à la perfection. Si le ton est  parfois lyrique quand il évoque la montagne, il fait glisser le roman vers le thriller psychologique lors de la terrifiante ascension de l’Eiger. Rarement, on aura autant souffert avec les personnages, gelés, épuisés, punis par cette montagne qui ne veut pas se laisser dominer. Cela frise le message subliminal à l’adresse de Frison-Roche: tes bouquins, tu peux te les tailler en biseau

La Sanction est un grand livre à bien des égards : il « mord et griffe » comme disait Kafka, ne laissant jamais le lecteur dans le confort de certitudes pré-mâchées, mais le dérange, le bouscule et l’interpelle par des traits d’esprit à la méchanceté salvatrice. Jamais la tension ne baisse -l’auteur laisse peu de répit à ses personnages-  en basculant d’un genre à l’autre sans le moindre à-coup dans la narration.  De la belle ouvrage qu’on retrouvera sous une autre forme dans Shibumi ou encore L’Expert.

Il me reste enfin à saluer le très beau travail d’édition de la maison Gallmeister : que ce soit en termes de présentation (la couverture à  la sombre simplicité) que la maquette elle-même, esthétiquement limpide. Bravo à eux.

La Sanction. Trevanian. Roman d’espionnage mais pas seulement. Gallmeister

Chronique : Philby, portrait de l’espion en jeune homme. Robert Littell.

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Les préjugés sur le roman d’espionnage ont la vie dure. Beaucoup de ceux qui n’en lisent que peu -ou pas- vous affirmeront avec force conviction, que c’est « ennuyeux », « compliqué », que « les intrigues sont trop tortueuses » et « le style parfois aride » (Le Carré ou Mailer ont les oreilles qui sifflent)… En toute honnêteté, il faut reconnaître que la réalité du monde du renseignement pousse parfois les auteurs friands d’exactitude à s’oublier un peu dans des circonvolutions trop absconses. Et puis il y a l’autre extrémité du spectre : les jamesbonderies surréalistes, explosives et sexy, certes amusantes et fort distrayantes, mais bien trop éloignées des attentes des lecteurs un tant soit peu exigeants en la matière. Entre les deux, il y a ces auteurs qui savent accrocher un lecteur sans sacrifier à la qualité et à la justesse de leur propos. Robert Littell –entre autres– est de ceux-là.

 Philby est plus qu’un traditionnel roman d’espionnage : c’est un portrait (le titre est on en peut plus éloquent) habile ; habile parce que l’auteur choisit non pas une intrigue linéaire, mais une écriture façon puzzle dont le principal liant est un respect scrupuleux de la chronologieAfin de garantir une vision la plus large et la plus complète possible, Littell fait intervenir divers personnages -maîtresses, amis, agents soviétiques ou britanniques- pour essayer d’éclairer le mystère  Harold Adrian Russell Philby.

Car mystère il y a. Longtemps le doute a plané sur le personnage : était-il seulement un agent à la solde de la Russie soviétique ou, comme veut le démontrer ici l’auteur, un agent double travaillant pour le S.I.S. (Secret Intelligence Service) ? Afin d’étayer de la manière la plus efficace son propos, Littell suit le parcours du jeune Philby de ses débuts à Vienne en 1938 jusqu’à son exfiltration en URSS en 1963, à travers le regard tour à tour affectueux, cynique, amusé ou désabusé des divers intervenants ayant croisé sa route. Par la grâce d’un style concis, limpide, Robert Littell capture son lecteur dès les premières pages.

En quelques phrases, voire quelques lignes, il pose situations et personnages, nous précipite dans l’action et ressuscite une époque et des personnages historiques (Staline, en autre, dans une scène glaçante). Mais l’intrigue – si tant est qu’il y en ait une – n’a finalement que peu d’importance, seul compte le travail d’archéologue que mène l’auteur : dépoussiérer strate par strate l’énigme que constitue ce Philby. Grâce à un travail de recherche que l’on devine minutieux et sérieux, Littell semble réussir son pari ; si, en effet, le personnage central reste nébuleux par bien des aspects, on en arrive à partager son point de vue : loin d’être un traître à la perfide Albion, Sonny (son nom de code) était bien un agent infiltré des services secrets de Sa Majesté au sein du NKVD.

Il faut ainsi souligner l’influence du père du héros : Saint John Philby dit le Hajj, personnage haut en couleur, grand connaisseur du Moyen-Orient qui n’a rien à envier à Lawrence d’Arabie. Silhouette omniprésente même dans l’absence, il est la source de la pénombre entourant son fils. Il suffira juste de dire que la machination qu’il semble avoir ourdie est d’une telle limpide perversité qu’il paraît difficile de penser qu’elle soit le fruit de l’imagination.

Si ce livre ne fait pas partie des chef-d’œuvre absolus du genre (à ce titre La Compagnie, du même auteur est à lire urgemment), il n’en reste pas moins qu’il constitue une lecture des plus passionnantes. Outre le fait qu’on y gagne en connaissance de l’histoire contemporaine, on se passionne et s’attache à ce Kim Philby si trouble et humain à la fois. Le style est concis, les chapitres courts, le ton, saupoudré d’un humour à la fois caustique et léger, est très british (surprenant quand on sait que l’auteur est new-yorkais jusqu’au bout du Bronx).

« Philby, portait de l’espion en jeune homme» entre donc –avec les honneurs s’il vous plaît- dans mon panthéon personnel des « grands petits livres ».

Philby, portait de l’espion en jeune homme. Robert Littell. Points. Portrait. Espionnage.

Chronique : Genetik Corp. Patrick de Friberg.

« Le Général Carignac et le Commandant Lefort sont de retour et ils ne sont pas contents. »

Pardonnez-moi ce préambule qui ne dépareillerait pas sur l’affiche un mauvais blockbuster  -cornegidouille, un pléonasme !- mais c’est une bonne façon de résumer l’humeur des deux héros récurrents de Patrick de Friberg face au défi qu’il vont devoir relever seuls -ou presque- contre tous.

Enfin tous… juste l’état russe, la France, une multinationale obscure (la Genetik Corp.), la CIA, j’en passe et des meilleurs. Une broutille quoi. Pour quelle raison ? Oh, trois fois rien.

Suite à la double catastrophe de Sendaï au Japon -un séisme de grande envergure et un tsunami dévastateur- des animaux marins génétiquement modifiés par la Genetik Corp. sont libérés dans les océans et mettent en péril l’équilibre vital des océans et par voie de conséquence la chaîne alimentaire et l’économie mondiale. Et quid de ce pharaonique projet industriel qui tente de voir le jour en plein milieu de la campagne du Sud-Ouest de la France autour duquel gravitent les services secrets de plusieurs pays? N’en disons pas plus de peur de trop en dévoiler.

Affirmons simplement que l’ambition du livre est posée : nous montrer que l’un des défis majeurs du XXIème Siècle sera le contrôle des sources de nourriture.

Après un premier chapitre assez savoureux -sans pitié pour son protagoniste principal- assassiné verbalement avec un humour… sanglant et rongé jusqu’à l’os, non pas de remords, mais par ces « charmantes » créatures marines, l’auteur nous immerge une fois de plus dans les méandres des arcanes secrètes qui président au mouvement du monde. Cependant, ce premier chapitre se termine sur une révélation un peu rapide à mon sens et semble un peu « posé là » comme un pré-générique de série policière, même s’il reste agréable à lire. Le reste du roman est, par contre, autrement mieux maîtrisé.

D’abord, parce que Patrick de Friberg sait installer lentement -mais avec précision- les nombreux protagonistes et le décor de son roman. L’intrigue sait prendre le temps de se mettre en place, d’autant qu’on la devine tortueuse et complexe à souhait. Point de frénésie ici, donc, ce qui est plutôt agréable quand on connaît la manie de certains auteurs de thrillers de hacher leurs récits à l’aide de rebondissements parfois artificiels assez épuisants à la lecture.

L’autre force de l’auteur est d’avoir du style. Une fois encore, là où d’autres de ses coreligionnaires s’appuieraient sur des phrases choc, percutantes, une forme de sécheresse, de Friberg lui, sculpte et pétrit sa matière première comme d’autres travaillent la glaise ou la pâte à pain : avec l’amour de l’art et un plaisir évident. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il « fait de la phrase ». Non, cela signifie simplement qu’on peut bien écrire et garder l’attention du lecteur sans forcément le secouer comme le proverbial prunier toutes les deux pages.

C’est donc par ces biais que l’auteur va nous démontrer que si l’humain est le lubrifiant des rouages de la machine à faire ou défaire le monde, il est aussi ce grain de sable, cette inconnue dans l’équation, qui peut renverser la vapeur, mettre à bas les plans les plus machiavéliques. L’amour, l’amitié, la colère et la peur mis en scène comme les outils du dérangement de l’ordre supposé du monde, en quelque sorte.

De Riga à Paris, en passant par Saint-Pétersbourg, Patrick de Friberg nous guide donc dans une histoire dont les prémisses pourraient paraître futiles (on parle de crevettes après tout), mais qui sous sa plume prennent toute leur dimension dramatique. On se laisse volontiers porter au gré du courant lent mais puissant d’un récit à la réjouissante complexité. Les personnages principaux -Carignac et Lefort- sont toujours aussi attachants, professionnels et humains. Là où d’autres seraient des monstres froids d’efficacité, les deux héros connaissent la valeur de l’honneur et de l’amitié, chose rare dans les romans d’espionnage contemporains.

Pour toutes ces raisons, Genetik Corp. est un excellent thriller, complexe, riche et joliment présenté qui plus est. La bonne mesure et le savant mélange de tous ces ingrédients font que la mayonnaise prend.

Foi de gambas.

Genetik Corp. Patrick de Friberg. VLB éditeur. Thriller écologique.