Chronique : Gun Machine. Warren Ellis.

Ellis cover

Le moins que l’on puisse dire c’est que Warren Ellis n’est pas étranger aux lecteurs de bédé anglo-saxonne. Même s’il a produit des travaux de commande pour Marvel Comics et DC il est d’abord reconnu pour le remarquable travail d’écriture sur des séries telles que The Authority (dessinée par Bryan Hitch) , Planetary (avec John Cassaday), Supergod (avec Garrie Gastonny ) et surtout Transmetropolitan (avec Darrick Robertson) et son héros… particulier, Spider Jerusalem. 

L’écriture d’Ellis est sans concession, brutale : elle se plaît à mettre en scène une violence cinématique, volonté de l’auteur de montrer que la brutalité propre au combat super-héroïque est loin d’être sans conséquences physiques. Il ne craint pas d’entasser les cadavres par milliers (cf. Supergod ou The Authority), de sévèrement botter le train de ses héros, ou encore de purement et simplement les éliminer. En outre, l’auteur sait jouer des concepts propres à la science-fiction, au roman noir et au polar, les mélangeant à l’envi en un joyeux chaos organisé qui fait sens. Ce verbe direct, violent et iconoclaste appuie souvent là où ça fait mal. 

On peut dire sans trop se tromper qu’il fait partie des meilleurs auteurs de comic-books de sa génération avec Grant Morrisson, Mark Waid, Neil Gaiman ou encore Peter David (les fans se souviendront, la nostalgie au coin de l’œil, de ses 10 ans sur Incredible Hulk)…

Mais foin d’enthousiasme pour l’œuvre graphique du monsieur ; passons aux choses sérieuses, c’est à dire sans petits Mickeys…

Warren Ellis

Une mauvaise journée. C’est ce que vit John Tallow, flic mou, misanthrope et velléitaire en fin d’un parcours policier sans éclat ni remous. Un branleur à plaque et flingue, en somme. Une mauvaise journée qui débute par une intervention dans un building délabré où un forcené, le canon scié volontiers taquin, défouraille à l’envi -et l’organe au vent- sur ses colocataires. Une mauvaise journée qui tourne au vinaigre quand la cervelle du coéquipier de Tallow, John Rosato, décide de faire sécession d’avec le crâne d’icelui, sous l’impulsion impérative, il est vrai, d’une décharge de chevrotine aussi soudaine que malencontreuse. Une mauvaise journée qui vire au merdier intégral quand Tallow laisse maladroitement son index écraser la queue de détente de son arme et vide son chargeur sur l’enfouraillé nudiste. Les nerfs sans doute.

Cette journée pourrait en rester là dans le sordide et le sinistre mais c’est sans compter sur une fatalité à l’humour aussi glacial que tordu. Car si Tallow a réduit le forcené en une purée informe il a aussi défoncé le mur juste derrière lui, révélant un appartement des plus hallucinants. Les murs et le sol sont couverts d’armes à feu savamment organisées en une effrayante fresque de mort…Assisté de deux membres franchement fêlés du casque de la police scientifique -Bat et Scarly- Tallow, réveillant le limier en lui, part sur la piste d’un bien étrange tueur en série…

Comme souvent -voire toujours- chez Ellis, les premières pages posent des situations sinon banales, au moins connues et familières. Mais comme souvent -voire toujours- chez Ellis, ça ne dure pas longtemps. L’auteur a tôt fait de faire prendre à l’intrigue des détours inédits et biscornus en jouant avec l’idée même que l’on se fait du serial-killer : le prédateur froid, ritualisé, calculateur ou le fou-furieux soumis à des pulsions innommables n’est pas ignoré ou esquivé mais trituré jusqu’à ce qu’il prenne une forme inédite et déroutante. Ainsi l’auteur n’hésite pas à faire dans l’auto-référence en habillant son tueur -le Chasseur- de certains oripeaux d’un personnage de The Authority, le Docteur. Il persiste dans cette même voie référentielle avec Scarly et Bat, version bicéphale et androgyne du journaliste gonzo Spider Jerusalem

Ellis soigne, en outre, l’arrière-plan de son récit en faisant de Manhattan un personnage à part entière. Un personnage triple : la Manna-hata des Algonquins, La Big Apple symbole d’une Amérique sûre de sa force, et la Manhattan du futur, celle des réseaux numériques… L’intrigue suit les mêmes sinueux sentiers. Si la forme narrative reste familière -chapitres courts et rythme soutenu- c’est dans le fond de celle-ci qu’il faut chercher une forme originale. Sans trop déflorer le sujet, on se demandera si un tueur en série n’est pas lui-même une arme (Gun Machine), le flingue devenant prolongement d’une volonté, d’une folie fantasmatique. S’il est une arme, qui peut l’utiliser et dans quel(s) but(s) ? Et, au final : qui utilise qui ?

C’est tout le sujet d’un roman qui se donne pour objectif de griffer -entre autres- l’administration policière (mais pas les flics), la folie urbaine des grandes mégapoles, le capitalisme automatisé hors de contrôle, le pouvoir perverti par des mains indignes de le toucher. Toutes les préoccupations d’Ellis, déjà développées en BD, sont concentrées ici en 300 pages sous haute tension.

Comme Neil Gaiman, Ellis réussit une fois de plus son passage dans la fiction, sans toutefois atteindre les hauteurs littéraires de son camarade. Mais qu’importe, Gun Machine confirme tout le bien que l’on peut -et doit- penser du britannique : le style vigoureux, l’intrigue habilement sortie des sentiers battus et les personnages atypiques titilleront le bulbe comic-book des amateurs du scénariste et enthousiasmeront ceux qui découvrent le romancier.

Gun Machine. Warren Ellis. Editions du Masque.

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